Prédation de phoques gris par de grands requins blancs dans le Golfe du Saint-Laurent : une cause de mortalité en augmentation?
Au cours de l’été 2023, le Réseau québécois d’urgence des mammifères marins (RQUMM) a reçu des signalements pour plusieurs cas suspects de prédation par des requins sur des mammifères marins. En effet, pour les mois de juillet et d’août seulement, au moins 14 incidents vraisemblablement associés à des morsures de requins ont été rapportés chez des mammifères marins. Onze de ces cas étaient chez des phoques gris, un chez un phoque commun et un chez un phoque d’espèce non déterminée. Une observation d’un marsouin commun attaqué par un requin blanc a aussi été photographiée par des pêcheurs. Sur les 11 phoques gris rapportés, 10 étaient morts et 1 était encore vivant lors de la première observation.
Les lésions présentes sur les phoques gris se caractérisent par de larges plaies de forme ovoïde, ou en arc de cercle, parfois espacées, avec (ou sans) perte importante de muscles et de gras sous-jacents selon le succès de l’attaque. Ces plaies présentent des marges plus ou moins franches, comportant souvent des lambeaux de peau et de gras. De multiples lacérations incurvées, typiques de morsures causées par des dents de requins, sont aussi fréquemment observées de chaque côté des plaies principales (photo 1). Certaines de ces carcasses ont été soumises par le RQUMM pour expertise au centre régional du RCSF pour le Québec (CQSAS). Les observations effectuées jusqu’ici suggèrent que la grande majorité de ces attaques se sont produites de façon antemortem (du vivant de l’animal). La grande taille de ces morsures, les marques de dents et nos connaissances sur la distribution des différentes espèces de requins du Golfe nous poussent à croire que ces cas de prédation sont causés par des attaques grands requins blancs.
Le nombre de cas documenté de prédation par des requins semble avoir connu une augmentation au cours des deux dernières années. Cette situation pourrait être causée par une augmentation de la fréquentation du Golfe par cette espèce (en nombre de requins et en nombre de jours). Il peut aussi être proposé que les requins connaissent de mieux en mieux les sites où se retrouvent les phoques. De plus, on doit noter que la distribution géographique de ces cas de prédation semble être en expansion. En effet, au cours des années précédentes, la grande majorité des cas était observée autour des Îles-de-la-Madeleine. Cependant, en 2022 et 2023, plusieurs cas ont été aussi documentés en Gaspésie, plus précisément dans les régions de Percé et de Chandler (photo 2). Ceci suggère que les requins blancs s’aventurent de plus en plus vers la partie ouest du Golfe.
La présence de cette espèce de requin dans le Golfe est suivie par différents organismes, dont le ministère des Pêches et Océans Canada (MPO), qui ont équipé certains requins blancs avec des émetteurs acoustiques. D’autres types d’émetteurs permettent aussi de suivre de manière sporadique le déplacement des requins marqués (voir https://www.ocearch.org/tracker/). Il est intéressant de noter que plusieurs des cas de prédation chez les phoques gris coïncident géographiquement et temporellement à la présence de requins blancs dans les environs. Dans les années passées, le MPO avait détecté la présence de requins blancs dans les eaux de la Péninsule Gaspésienne (pour la première fois en 2014, puis en 2020, 2021 et 2022) et dans les eaux des Îles-de-la-Madeleine (depuis 2019).
Plusieurs hypothèses peuvent tenter d’expliquer l’augmentation de la présence de requins blancs dans le Golfe Saint-Laurent. D’une part, la population de phoques gris du Golfe a connu une augmentation dans les dernières décennies, ce qui est susceptible d’attirer un plus grand nombre de prédateurs pour cette espèce comme les requins. Le rétablissement de la population de grands requins blancs, une espèce en voie de disparition, de l’océan Atlantique nord-ouest, facilitée par les différentes mesures de conservations mises en place favorise aussi potentiellement la dispersion de l’espèce sur de plus grands territoires, et son retour dans certains écosystèmes. En effet, comme les requins blancs sont des chasseurs solitaires, lors d’une croissance de la population, certains individus doivent se trouver de nouveaux territoires de chasse, notamment plus haut nord, comme dans les eaux du Golfe. Finalement, on se doit de mentionner l’effet possible du réchauffement des eaux du Golfe, en raison des changements climatiques, sur la fréquentation de ce territoire par cette espèce. Des températures d’eau plus chaudes, mieux adaptées à cette espèce, contribueraient potentiellement à augmenter sa fréquentation et la durée des séjours estivaux dans le Golfe, et donc des risques de prédation des phoques. Il est aussi important de mentionner que ceci demeure des hypothèses de recherche que le MPO tente d’élucider dans le cadre d’un programme de recherche conjoint sur le requin blanc et le phoque gris.
L’impact de cette augmentation de la pression de prédation sur les populations de phoques reste difficile à déterminer, et est présentement à l’étude au MPO. Les derniers relevés effectués par le MPO en 2021 indiquent que la population de phoques gris du Golf serait composée de 366 000 individus. Il sera intéressant de voir si les phoques gris vont adapter leur comportement et utilisation de l’habitat afin de diminuer les risques associés à la cohabitation possiblement de plus en plus étroite avec ce prédateur au sommet de la chaîne alimentaire de l’écosystème.
Même si le risque d’accident demeure faible, l’organisme américain Atlantic White Shark Conservancy propose certaines mesures préventives afin de limiter le risque d’interaction avec le requin blanc lors de la pratique d’activités aquatiques, notamment d’être conscient de la présence de l’espèce et d’éviter de se baigner à proximité d’échoueries de phoques ou dans des eaux troubles https://www.atlanticwhiteshark.org/white-shark-public-safety
Ysanne Michaud-Simard, Stéphane Lair, RCSF-Québec
Avec la participation du RQUMM et de Xavier Bordeleau (MPO)