Le Grand Héron et le Crapaud
Un grand héron (Ardea herodias), jeune femelle, trouvée morte l’automne dernier dans la région de Saint-Jérôme, a été soumise pour analyse au RCSF-Québec. Cet oiseau était en très mauvais état corporel; un problème fréquemment rencontré chez les jeunes sujets de cette espèce. Les grands hérons sont sevrés relativement brusquement par leurs parents à la fin de l’été. Ils n’ont qu’une courte période pour devenir des prédateurs efficaces avant de devoir entreprendre leur migration. Pour cette raison, le taux de mortalité post-sevrage est assez élevé chez cette espèce. L’inanition, sans autre maladie sous-jacente, est l’une des causes de mortalité les plus fréquentes chez le grand héron soumis à notre centre régional. En effet, l’inanition primaire a été identifiée comme étant la cause de la mort chez 26% des 297 grands hérons soumis à notre laboratoire depuis 1993.
Une découverte inhabituelle était également présente chez cet oiseau: un crapaud d’Amérique (Anaxyrus americanus) adulte entier a été retrouvé dans la lumière de son œsophage. D’après notre expérience, cette proie est très inhabituelle chez les grands hérons (aucune documentation de prédation de crapauds par le grand héron dans la base de données nationale du RCSF). En fait, même si certains auteurs suggèrent que les grands hérons mangent des crapauds, très peu d’observations de prédations sur cette espèce ont été documentées.
Le régime alimentaire du grand héron se compose principalement de poissons, de grenouilles, de petits mammifères, de petits oiseaux et d’insectes. Nous croyons que le crapaud d’Amérique est probablement une proie accidentelle pour les hérons qui semblent généralement l’éviter. Les raisons de cette aversion restent incertaines, mais ceci est vraisemblablement dû à la présence de toxines cutanées (bufotoxines) chez les crapauds. En fait, mise à part la couleuvre rayée (Thamnophis sirtalis) qui va ingérer les crapauds entiers, les prédateurs occasionnels de crapauds, tels les buses, corneilles et ratons laveurs les consomment en s’attaquant au ventre de l’animal, évitant ainsi les glandes à toxines situées sur le dos. Malgré cette aversion, ce grand héron a vraisemblablement ingéré cette proie en raison de son état d’émaciation.
L’intoxication par la consommation de certaines espèces de crapaud (par exemple, le crapaud géant* et le crapaud du Colorado) est bien documentée chez les animaux domestiques, principalement chez les chiens. Le dos du crapaud est recouvert de multiples excroissances qui sont en fait des glandes contenant les toxines. Les deux plus grosses glandes, dites glandes parotoïdes, se situent à l’arrière de chaque œil. Le poison est libéré lorsque le prédateur exerce une pression sur les glandes lorsqu’il saisit le crapaud dans sa gueule. La toxine est constituée de nombreuses substances actives, notamment des dérivés digitaliques comme les bufotoxines qui sont cardiotoxiques. Les signes cliniques d’une intoxication au crapaud sont multiples, d’apparition très rapide (dans l’heure suivant l’envenimation) et peuvent être très graves. D’autre part, les intoxications à la bufotoxine sont rarement documentées chez les oiseaux. Les cas présumés d’empoisonnement par les bufotoxines se limitent à un cas chez une buse variable (Buteo buteo). Certains auteurs ont suggéré l’existence d’une résistance innée ou acquise chez certains oiseaux, y compris des espèces de rapaces. On suppose que la couche de koilin qui recouvre le gésier des rapaces diminue l’absorption des toxines. De plus, la toxicité du crapaud d’Amérique semble être relativement faible; les cas mortels d’intoxication suite à l’ingestion de cette espèce d’amphibien n’ont pas été correctement documentés. Néanmoins, le crapaud d’Amérique produit également une toxine qui peut provoquer une irritation de la peau et de la muqueuse orale et constitue donc un mécanisme de protection contre la prédation.
Dans le cas de ce grand héron, le crapaud a arrêté sa course dans l’œsophage en raison de la présence de débris végétaux et d’insectes aquatiques dans l’estomac. Le fait que l’œsophage ne soit pas couvert de koiline aurait pu permettre une meilleure absorption systémique des toxines. Il peut donc être proposé que la toxine sécrétée par le crapaud, et vraisemblablement absorbée par ce héron, ait pu contribuer à sa mort. Ce lien entre l’ingestion de ce crapaud et cette mortalité reste cependant spéculatif.
Stéphane Lair and Marion Jalenques, RCSF – Québec
* Le crapaud géant (Rhinella merianae) est une espèce envahissante dans plus de 20 pays (dont certaines parties des États-Unis, des Caraïbes et d’Australie). Leur une masse est 500% plus élevée (229g vs 36g) et ils peuvent sécréter environ 37100% plus de bufotoxine (masse sèche, 175g vs 0,47g) que les crapauds d’Amérique (Chen et Chen, 1932). La quantité relativement importante de toxine produite par les crapauds géants a une grande influence sur leur implication dans des cas graves d’empoisonnement. Un autre facteur important est le fait que les espèces empoisonnées par les crapauds géants sont souvent des prédateurs naïfs qui ne sont pas adaptés à cette espèce d’amphibien invasive.
Chen KK, Chen AL (1932): The Journal of Pharmacology and Experimental Theapeutics 42: 281-293.