La grue blanche d’Amérique est une espèce emblématique. Le plus grand oiseau d’Amérique du Nord mesure 1,5 m de hauteur et est facilement reconnaissable par son envergure pouvant atteindre 2,5 m, un plumage blanc neige aux extrémités d’ailes noires, sa grande tache rouge sur la tête et son cri claironnant (figure 1).

Au bord de l’extinction en raison de la chasse excessive et de la perte d’habitat, cette espèce qui comptait autrefois probablement plus de 10 000 individus n’en comptait plus que 15 en 1941. Les oiseaux appartenant à la population Wood Buffalo-Aransas passent l’hiver dans le Aransas National Wildlife Refuge sur la côte texane du golfe du Mexique et migre vers le nord au printemps pour se reproduire près de la portion nord-est du Parc national Wood Buffalo (qui chevauche la frontière de l’Alberta et des Territoires du Nord-Ouest) et dans les zones adjacentes des Territoires du Nord-Ouest. Grâce à des efforts titanesques au Canada et aux États-Unis, l’espèce a été sauvée du sort du pigeon migrateur et compte maintenant environ 830 individus en Amérique du Nord, dont près de 560 oiseaux dans la population Wood Buffalo-Aransas. Par leur apparence distinctive et leur rareté, l’observation de grues blanches d’Amérique lors des migrations printanières et automnales est un moment marquant pour de nombreux amateurs de faune.
Classée en voie de disparition au Canada et aux États-Unis, la grue blanche d’Amérique est gérée conjointement par des spécialistes de la faune des deux pays. Des dénombrements sont effectués chaque année sur les aires de reproduction et d’hivernage. De plus, certaines années, des individus sont équipés d’émetteurs satellitaires fixés à la patte pour suivre leurs déplacements et leur survie.

Cet automne, Mark Bidwell et John Conkin, biologistes au Service canadien de la faune (SCF) à Saskatoon, suivaient 49 grues blanches d’Amérique lors de leur migration vers le sud en Saskatchewan lorsque, au début d’octobre, ils ont reçu un message indiquant qu’un émetteur était immobile depuis plusieurs jours à environ 90 km à l’est de Saskatoon, suggérant que l’oiseau était mort. Le 9 octobre, ils ont trouvé la carcasse d’une grue blanche d’Amérique adulte partiellement consommée par des nécrophages. Ils ont immédiatement communiqué avec le Centre régional de l’Ouest et du Nord du Réseau canadien de la santé de la faune (RCSF-W/N), situé au Western College of Veterinary Medicine à Saskatoon, pour organiser une autopsie. Lors du dépôt de la carcasse, Mark nous a avertis qu’il ne restait pas grand-chose en raison des dommages causés par les animaux nécrophages (figure 2). L’influenza aviaire hautement pathogène (IAHP) était suspectée en raison de la documentation de cas de cette maladie chez des oies, canards, oiseaux de proie et d’autres espèces aviaires et mammifères depuis septembre, alors que la migration automnale s’intensifiait dans la province. De plus, de nombreuses observations d’oiseaux malades ou morts nous avaient été soumises par le public via notre site de signalement de la faune (http://cwhc.wildlifesubmissions.org/) et l’application Wildlife Health Tracker, ainsi qu’au Saskatchewan Ministry of Environment par sa ligne téléphonique.
Une fois la carcasse arrivée à notre laboratoire diagnostique, la Dre Shelagh Copeland et son équipe ont entrepris le travail, d’abord pour déterminer la cause de la mort, mais aussi pour radiographier, prélever et analyser des échantillons selon le protocole d’autopsie établi par le comité consultatif canado-américain sur la santé de la grue blanche d’Amérique. Le laboratoire de diagnostic du RCSF-W/N est situé dans une installation gérée par Prairie Diagnostic Services (PDS), le laboratoire vétérinaire provincial, ce qui nous donne un accès direct à un vaste éventail de modalités diagnostiques et d’expertises. En quelques jours, PDS a pu confirmer que les tissus étaient positifs pour le virus de l’influenza aviaire H5, compatible avec l’IAHP. Les quelques tissus qui ont pu être récupérés de la carcasse partielle soumise ont été échantillonnés pour examen histologique et examinés en microscopie par les pathologistes du RCSF-W/N. Suite à ces examens il a été conclu que la grue était bel et bien morte d’influenza aviaire.

Nous finalisions à peine le rapport de cette autopsie lorsqu’un membre du public a signalé au SCF une deuxième grue blanche d’Amérique morte, cette fois dans une zone humide à environ 95 km au nord-ouest de Saskatoon. Lors du signalement, le 21 octobre, la grue venait de mourir, mais lorsque les biologistes du SCF l’ont récupérée le lendemain, un pygargue à tête blanche avant commencé à manger la carcasse, et des goélands se trouvaient à proximité (ces espèces sont aussi sensibles à l’IAHP; figure 3). Des relevés et rapports publics indiquaient que cette zone humide avait été utilisée par jusqu’à 85 grues blanches d’Amérique durant les trois semaines précédentes, et deux adultes et leur oisillon étaient présents lors de la récupération de la carcasse. Quelques jours après l’arrivée de ce deuxième spécimen au laboratoire du RCSF-W/N, nous avons pu confirmer que cette grue était également morte des suites d’une infection par un virus d’influenza aviaire H5. Des échantillons tissulaires ont été prélevés pour une biobanque génétique en collaboration avec le Zoo de Toronto, mais ont malheureusement dû être détruits en raison du diagnostic d’AIV H5.
Des échantillons des deux grues ont été soumis au Centre national des maladies animales exotiques de l’Agence canadienne d’inspection des aliments à Winnipeg, Manitoba, pour une confirmation des résultats. Malgré la décomposition avancée des carcasses, le virus IAHP H5N1 a pu être isolé avec succès dans les deux cas. Le séquençage complet des génomes a révélé que les virus appartenaient au génotype D1.1 du clade 2.3.4.4b H5N1 et étaient génétiquement très proches d’autres virus D1.1 circulant actuellement en Amérique du Nord. Le génotype D1.1 est apparu à la fin de 2024 à la suite de réassortiments entre des virus eurasiens H5N1 du clade 2.3.4.4b et des souches nord-américaines d’influenza aviaire faiblement pathogène. Détecté pour la première fois dans des élevages avicoles de la Colombie-Britannique en octobre 2024, D1.1 s’est rapidement propagé lors de la migration automnale, devenant le génotype dominant d’IAHP dans les voies migratoires du Pacifique, du Centre et du Mississippi. Depuis son émergence, D1.1 a été confirmé chez des oiseaux sauvages, dans des élevages commerciaux et dans des basses-cours au Canada et aux États-Unis, touchant plus de 80 exploitations avicoles au Canada seulement. Notamment, D1.1 a démontré une gamme d’hôtes élargie. En janvier 2025, l’USDA a confirmé la première détection de D1.1 chez des vaches laitières au Nevada, marquant un débordement inédit vers le bétail. Des infections humaines associées à D1.1 ont également été signalées, incluant un cas critique chez un adolescent en Colombie-Britannique en novembre 2024 et un travailleur laitier au Nevada en février 2025. Bien qu’aucune transmission interhumaine n’ait été documentée, ces cas zoonotiques mettent en évidence le risque pour la santé publique. Les séquences génomiques complètes des virus isolés des deux grues ont été déposées dans la base de données de la Global Initiative on Sharing All Influenza Data (GISAID) sous les numéros d’accès EPI_ISL_20249109 et EPI_ISL_20249110.
La mort de ces deux grues blanches d’Amérique, espèce en voie de disparition, met en lumière plusieurs points importants concernant la santé de la faune et la conservation. Premièrement, les espèces en péril sont particulièrement vulnérables aux effets des maladies en raison de leurs effectifs très faibles. Les espèces plus communes et répandues peuvent souvent supporter certaines pertes, alors que les mêmes maladies peuvent avoir un impact significatif sur les espèces rares, en touchant une proportion plus importante de la population. De plus, lorsqu’une population est réduite à de très faibles effectifs, comme ce fut le cas lorsque la population de grues blanches d’Amérique était réduite à 15 individus, l’espèce peut perdre de la diversité génétique — un « goulot d’étranglement génétique » — ce qui peut augmenter sa vulnérabilité aux maladies. Ces espèces en péril ont aussi souvent des taux de reproduction faibles, ce qui peut ralentir ou empêcher le rétablissement.
Deuxièmement, les maladies infectieuses sont des menaces constantes et évolutives, surtout pour les espèces en voie d’extinction. Les premières tentatives d’élevage en captivité de grues blanches d’Amérique ont révélé une sensibilité particulière au virus de l’encéphalite équine de l’Est, un virus transmis par les moustiques et endémique dans l’est de l’Amérique du Nord, ce qui a mené à la mise en place d’un programme de vaccination pour protéger ces oiseaux en captivité. Heureusement, cette espèce ne semble pas particulièrement sensible au virus du Nil occidental (https://healthywildlife.ca/west-nile-virus-wnv-things-you-should-know/), autre virus transmis par les moustiques et introduit à New York en 1999, puis répandu dans la majeure partie de l’Amérique du Nord depuis 2009, causant des mortalités dans d’autres espèces aviaires et, dans certains cas, des déclins de population.
Le virus actuel d’IAHP eurasien a été détecté pour la première fois en Amérique du Nord à la fin de 2021, introduit par des oiseaux migrateurs ayant traversé l’Atlantique. La sensibilité des grues blanches d’Amérique à cette souche est inconnue, mais des tests effectués par Environnement et Changement climatique Canada sur des grues blanches d’Amérique vivantes suggèrent un faible historique d’exposition aux virus d’influenza aviaire et une susceptibilité potentiellement élevée en raison de l’absence d’immunité préexistante. Ces deux mortalités sont les seuls cas confirmés d’IAHP chez des grues blanches d’Amérique sauvages, mais en septembre, une jeune grue en captivité sur le point d’être relâchée est morte d’influenza aviaire au Wisconsin. Les espèces de grues dans le monde entier ont été affectées par l’IAHP, et l’épidémie mondiale de H5N1 a provoqué des mortalités massives au Moyen-Orient, en Asie, en Europe et en Amérique du Nord. Les biologistes signalent que le comportement social des grues et leur utilisation de zones humides partagées avec les sauvagines augmentent probablement le risque de transmission du virus.
Les impacts qu’aura ce virus sont difficiles à prédire, car le celui-ci mute et évolue continuellement, modifiant sa virulence, ses caractéristiques de transmission et la gamme d’espèces sensibles. Les lésions observées chez ces grues étaient importantes, touchant principalement le cerveau et, dans un cas, le cœur; d’autres lésions ont probablement été présentes dans d’autres tissus, mais ceux-ci n’étaient pas disponibles en raison de la mauvaise condition des carcasses. Les lésions indiquent que les oiseaux étaient malades depuis plusieurs jours. Ce schéma est typique de ce que nous observons chez d’autres espèces d’oiseaux sauvages qui meurent d’influenza aviaire hautement pathogène.
Enfin, la surveillance de la santé de la faune et les programmes de conservation sont hautement collaboratifs, mobilisant entre autres l’expertise de biologistes, d’écologistes, de biologistes moléculaires, de pathologistes vétérinaires et de diagnosticiens. Il est essentiel d’avoir des laboratoires en mesure de répondre rapidement à ces événements. La participation du public est aussi importante — dans ce cas, la deuxième grue n’avait pas d’émetteur radio pour signaler sa mort au SCF. Cela inclut le signalement de mortalités et d’animaux malades pour améliorer la compréhension de la répartition géographique et du risque relatif des maladies. De plus, la confirmation du pathogène impliqué dans les mortalités est essentielle, car les animaux sauvages peuvent mourir pour de nombreuses raisons, et certaines maladies, comme l’IAHP, sont plus significatives que d’autres et ont des implications plus larges pour la santé animale domestique et humaine. Cela nécessite des intervenants capables de récupérer les carcasses ou les animaux malades et de les apporter au laboratoire pour un diagnostic. Ils doivent agir rapidement, car les prédateurs et nécrophages peuvent rapidement rendre les carcasses inutilisables.
Les grues blanches d’Amérique munies d’émetteurs satellitaires continuent d’être suivies de près alors qu’elles migrent du Canada vers les grandes plaines américaines pour hiverner sur la côte texane. Le virus de l’influenza aviaire hautement pathogène continue de causer des mortalités chez les oiseaux aquatiques tout au long de leur route migratoire. La résilience de la population sera mise à l’épreuve alors qu’elles affrontent la forte probabilité de contact avec des sauvagines excrétant le virus et des zones humides contaminées. Sauvé in extremis de l’extinction grâce aux efforts concertés de nombreux intervenants, la grue blanche d’Amérique a démontré sa capacité à surmonter des menaces considérables, mais son rétablissement dépend d’un soutien continu.
Rédigé par : Dr Trent Bollinger, Dre Shelagh Copeland, Sabine Kirsch et Dre Beatriz Garcia De Sousa (équipe du RCSF-W/N)

