Évidences de prédation d’un phoque gris par un requin aux Iles-de-la-Madeleine
Le Réseau québécois d’urgence des mammifères marins (RQUMM) nous a soumis une série de photos d’un phoque gris (Halichoerus grypus) échoué à la fin du mois d’août aux Iles-de-la-Madeleine, Québec. Ce phoque, qui se serait échoué vivant dans le secteur de Pointe aux loups, était mort à l’arrivée d’une collaboratrice du RQUMM. Le phoque adulte de sexe indéterminé, qui semblait en assez bon état corporel, présentait une plaie de grande dimension au niveau de l’aspect ventral du thorax (Photo 1).
Cette plaie de forme ovoïde et aux bords bien définis était associée à une perte importante du tissu adipeux et musculaire sous-jacents. Sur une autre photo (Photo 2) on peut bien voir un lambeau de peau ainsi que la présence de plusieurs lacérations cutanées organisées en arc de cercle.
La localisation ventrale et l’apparence de ces lésions sont hautement caractéristiques de plaies causées par une morsure de requin.
Le grand diamètre de la plaie principale et nos connaissances sur les espèces de requins connues pour fréquenter le Golfe du Saint-Laurent nous poussent à croire que les lésions observées sur ce phoque ont vraisemblablement été causées par un grand requin blanc (Carcharodon carcharias). Les phoques sont en fait des proies préférentielles pour cette espèce de grands prédateurs. Pour cette raison, la présence de grands requins blancs dans un secteur est souvent corrélée à la présence de phoques. Fais intéressant en lien avec cet événement, la présence d’un grand requin blanc a été signalée autour des Iles-de-la-Madeleine cet été. Ce requin, un mâle subadulte de plus de 2,6 mètres de long est suivi grâce à un émetteur acoustique implanté sur l’animal en février dernier par l’organisme Ocearch. La dernière localisation disponible pour ce requin (en date du 24 août) est située tout juste au Nord-Ouest des Îles-de-la-Madeleine, au large du site de l’échouage du phoque à Pointe aux loups (voir https://www.ocearch.org/?details=327). Cette observation et le fait que les grands requins blancs sont habituellement solitaires, nous poussent que ce requin pourrait bien être responsable de cet évènement de prédation. Le fait que la carcasse était quand même intacte suggère que ce phoque a pu s’échapper après l’attaque initiale et s’est réfugié sur la grève où il est mort de ses blessures. En fait, une des stratégies des requins lorsqu’ils chassent des proies de grande taille (comme ce phoque) est d’infliger une blessure et d’attendre que la proie meurt des suites de la perte de sang avant de le consommer.
La documentation de ce type d’événement n’est pas très fréquente dans le Golfe et l’Estuaire du Saint-Laurent. En fait, bien que dans plusieurs cas de déchirures cutanées ou d’absence d’une portion de carcasse de phoques l’hypothèse de prédation par un requin est proposée, ces anomalies sont vraisemblablement plutôt causées par l’effet des charognards et des décomposeurs comme les puces de mer, ainsi que par la putréfaction (voir https://baleinesendirect.org/ces-carcasses-de-phoques-qui-intriguent/). Des observations de prédation de phoques communs par des phoques gris ainsi que des infanticides par des mâles de phoque gris sont aussi bien documentées. Finalement, dans certains cas, l’apparence et la localisation dorsale des lacérations sont suggestives de lésions causées par des hélices de bateau.
La présente observation supporte donc à notre avis un cas de prédation de phoque gris par un grand requin blanc dans le Golfe du Saint-Laurent. Avec l’augmentation des populations de cette espèce de requins, on peut penser que les évènements de ce type augmenteront en fréquence aux cours des années à venir.
D’après Jeffrey Gallant du Groupe d’étude sur les élasmobranches et le requin du Groenland, le grand requin blanc ne serait pas un nouveau venu dans le Golfe du Saint-Laurent. Cette espèce était historiquement présente dans ce secteur, et bien que les observations restent plutôt rares, on semble assister à une augmentation de sa fréquentation du Golfe en raison de la croissance de ses effectifs. Cette croissance est vraisemblablement une conséquence des mesures de protection qui ont été mises en place pour l’espèce, ainsi que de l’augmentation importante des populations de phoques qui sont des proies de prédilection dans l’Atlantique Nord. Il est aussi possible que la forte médiatisation de ces observations (effet réseaux sociaux) ainsi que l’augmentation des activités de suivi et de recherche contribuent à cette apparente augmentation de la fréquence des observations. Caractéristique intéressante du comportement du grand requin blanc : il est plutôt solitaire. Par conséquent, une augmentation de la population sera associée à une augmentation de son aire de dispersion car les sujets dominants (femelles de grande taille) ne tolèrent pas les sujets plus petits (souvent les mâles) qui devront alors explorer de nouveaux territoires. Contrairement à la situation pour certaines espèces d’eau plus chaudes, les augmentations de la température de l’eau associées aux changements climatiques globaux ne sembleraient pas être un facteur favorisant la fréquentation du Golfe par les grands requins blancs.
Bien que ce type d’évènement puisse nous sembler dramatique, l’augmentation de la fréquentation du grand requin blanc dans le Golfe, et donc des occasions de prédations sur les phoques, devrait être vue comme un signe positif du rétablissement d’une espèce dont la population a été sévèrement affectée par les activités de l’Homme. La bonne santé des prédateurs situés au sommet de la chaîne alimentaire est en fait un signe de vitalité de l’habitat et de biodiversité. Certains intervenants, qui estiment qu’il y a présentement une surpopulation de phoques dans le Golfe, seront aussi encouragés de voir ce prédateur jouer son rôle dans l’équilibre écologique de cet écosystème.
Stéphane Lair, RCSF – Québec
Merci à Jeffrey Gallant du Groupe d’étude sur les élasmobranches et le requin du Groenland pour les informations sur la biologie de cette espèce